lundi 20 juin 2011

La mort d'un père

Salut!

Je vous recopie ici un texte de Jean Barbe à l'occasion de la Fête des pères.  Je le trouve absolument magnifique.

La mort d'un père

En ces temps de rentrée littéraire, alors que certains s’affolent du nombre incroyable de livres qui seront publiés, je me réjouis. Je salue tous ces livres et les attends, car il n’y en aura jamais assez, même des mauvais, même des mal écrits, même des ratés. Voici pourquoi :
Dans le roman l’insoutenable légèreté de l’être, Milan Kundera écrivait que nos vies ne sont que des brouillons. Tout nous arrive pour la première fois, et il y n’y aura jamais de copie au propre.
Nous n’avons qu’une enfance, qu’une adolescence. Nous n’avons qu’un seul premier amour, qu’un seul premier chagrin d’amour. Tout nous arrive pour la première fois, la naissance et la mort, et nous improvisons nos vies dans la précipitation et dans la confusion des sentiments, incapable de prendre du recul, enchaînant les erreurs et les approximations…
Ainsi nous apprenons à vivre après coup, une fois qu’il est trop tard.
Quand j’étais un enfant, j’avais l’impression que tous les gens de ma connaissance savaient vivre, tous sauf moi, qu’il y avait un code que j’ignorais, une clé que je ne possédais pas. Je ne savais pas vivre et je m’inquiétais que personne ne m’ait informé qu’il existait des cours auxquels les autres assistaient pour apprendre. Depuis, je sais que l’ignorance est notre lot commun.
Et puis un jour j’ai découvert les livres. Qu’est-ce que c’est un livre? C’est la pensée d’un autre, les émotions d’un autre, la vie d’un autre, l’expérience d’un autre sous une forme intelligible. C’est la copie au propre du brouillon qu’aura été la vie de l’auteur. Avec un livre, vous marchez dans les bottines d’un autre. Vous mettez ses culottes. Vous vivez son enfance, son adolescence, son premier amour, sa première peine d’amour. C’est ce que l’humanité a trouvé qui se rapproche le plus de la télépathie, ce grand rêve qui consiste à savoir ce que l’autre pense, ce que l’autre vit. M’aime-t-il, m’aime-t-elle? Souffre-t-il? À quoi pense-t-il? Que pense-t-il de moi?
J’aime les livres, les romans, les essais, car c’est tout ce qui reste d’une vie après qu’on l’ait un peu gâché à la vivre. J’ai vécu mille ans et vécu mille vies grâce aux livres, et grâce au livre il m’arrive parfois de croire que je sais un peu comment faire quand les choses m’arrivent pour la première fois.
 J’ai appris la compassion avec Jonh Steinbeck dans les raisins de la colère, quand une jeune femme qui tout perdu, même son bébé, trouve en elle la générosité de donner le lait de son sein à un vieillard qui meurt de faim.
J’ai appris la colère avec Zola et Germinal. J’ai appris la beauté avec Virginia Wolf.  J’ai appris l’amour avec Albert Cohen et Belle du Seigneur. J’ai l’appris la complexité du monde avec Edgar Morin. J’ai aussi beaucoup appris de livres qui ne passeront jamais à l’histoire. Des détails parfois, une situation se produit, et j’ai une impression de déjà vu. Je me sens moins démuni d’avoir lu, et c’est déjà la gloire des livres que de pouvoir dire cela.
J’écris ces lignes à l’hôpital, au chevet de mon père à qui il reste peut-être quelques heures à vivre, ou alors quelques minutes. On lui a tout à l’heure tracé sur le front le signe de la croix. C’est la première fois que meurs mon père.
 Mais en ces moments difficiles me reviennent en mémoire les dernières lignes du Mémoire d’Hadrien, de Marguerite Yourcenar : Entrons dans la mort les yeux ouverts.,
Je puise dans ces mots un étrange réconfort. Ils me guident maintenant comme ils me guideront peut-être un jour, plus tard, quand mon tour viendra. Les livres m’auront aidé à vivre, et ils m’aideront sans doute à mourir.
Aujourd’hui je voulais merci aux livres comme j’ai dit un peu plus tôt merci à mon père, merci pour tout.


Jean Barbe
1er septembre 2007

Reproduit ici avec l'aimable autorisation de l'auteur. 

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