lundi 4 novembre 2024

Les petites mains qui paient

 Salut!

Dans le langage des maisons de haute couture, les petites mains sont les innombrables ouvrières qui réalisent les robes de rêve qui défilent sur les podiums. Tailleuse, brodeuse, plieuse, ourleuse, perleuse  et autre sont des femmes (le plus souvent) qui ont du métier et de l'expérience dans leur domaine. Leur immense talent est souvent précis, dans un domaine particulier, mais il est indispensable pour la réalisation du but final de l'entreprise: créer des vêtements destinés à attirer le regard et à briller de mille feux. 

Sans elles, pas de mannequins, pas de défilés, pas de photos léchées dans les magasines, pas de tapis rouge et même au global, d'industrie de la mode.

Toutefois, à part les gens qui travaillent au sein de l'industrie, personne ne peut nommer le nom d'aucune d'entre elles. Même si leur travail est indispensable. Tous n'en ont que pour le ou la designer. C'est l'esprit créatif derrière les vêtements, c'est à cette personne que vont tous les éloges et le mérite. Sans une bonne équipe toutefois, rien ne peut exister. 

C'est à toutes ces personnes de l'ombre derrière les grandes créations auquel j'ai pensé lorsque le scandale concernant le comportement de Neil Gaiman a surgi dans les médias. Parce que le prolifique auteur était surtout connu ces dernières années pour son travail d'adaptation de ses oeuvres au petit écran. The Good Omens pour n'en nommer qu'un seul, qui avait une troisième saison complète de prévue, n'aura finalement droit qu'à un final de 90 minutes. Bon, entendons-nous, David Tennant et Michael Sheen vont se retrouver du boulot, je ne suis pas inquiète pour eux. Mais les décorateurs, maquilleuses, coiffeuses, éclairagistes, preneurs de sons et toutes ces autres personnes indispensables à une production télévisée se retrouvent elles, au chômage. Ils sont indispensables au succès de cette série, mais ils aussi sont les premiers à souffrir de l'annulation prématurée de celle-ci. Ainsi en a-t-il été des employés de The Weinstein compagny: ils n'avaient rien à voir avec les agissements de leur patron, ils se sont quand même retrouvés au chômage. 

L'impact des agissements de certaines personnes, le plus souvent des hommes, dans la sphère de leur intimité, dépasse largement le cadre de celle-ci. Tant mieux pourrait-on se dire, tellement certains d'entre eux ont pu agir dans l'obscurité en parfaits salauds, voir en criminels et continuer leur carrière sans le moindre problème. Ceci dit, l'impact sur les autres personnes impliquées dans leurs projets est disproportionné: eux et elles n'ont rien à voir avec ces actes... Mais ils devront de nouveau se trouver un boulot pour mettre du pain sur la table dans un milieu où il y a toujours beaucoup d'appelés, mais peu d'élus.

Tout ça parce que les idées, la création, l'imagination sont encore entourées d'un aura de mystère qui fait que les créateurs ont un statut à part. Ils sont le sommet de la pyramide, mais on oublie si facilement qu'une pierre au sommet d'une pyramide n'est rien sans les centaines d'autres qui sont en dessous d'elle. On pourrait dire la même chose d'une maison d'édition: les auteurs sont sur le devant de la scène, mais les directeurices littéraires, les réviseuses, les responsables de la promotion, tout ce beau monde en prendra pour son rhume si l'une de leurs plumes est éclaboussée par un scandale.

Pas pour rien que l'on en vienne à mettre de la pression sur les créateurs pour garder leur vie intime en ordre: de là dépend beaucoup de choses. L'éléphant dans la pièce est que cela aurait toujours dû être ainsi. Le rééquilibrage des privilèges que l'on vit est dur, mais nécessaire. Il y aura encore beaucoup de chute du piédestal et de personnes dont on découvrira que l'image ne correspondait pas à la personne. Sauf que remettre les pendules à l'heure a un coût. Et c'est surtout cruel pour toutes les petites mains qui paient pour les actions des autres.

@+ Mariane

jeudi 3 octobre 2024

Les soleils des indépendances d'Ahmadou Kourouma

 Les soleils des indépendances Ahmadou Kourouma Points 196 pages


Résumé:

Fama est un homme qui a tout perdu: son cousin lui a pris le trône héréditaire des Doumbouya, sa femme, la belle Salimata, ne lui a pas donné d'enfants et il est réduit à la pauvreté, lui qui devait être prince. Par-dessus tout, les indépendances ont sapé les structures traditionnelles qui devaient assurer son rôle dans sa société. Alors qu'il s'échine à faire perdurer les usages et les rites immémoriaux, une nouvelle inattendue lui parvient de l'intérieur des terres. Son cousin usurpateur est mort. Commence alors un retour vers le pays d'origine et avec lui l'espoir d'une vie nouvelle. Mais est-ce vraiment possible sous les soleils des indépendances, qui avaient promis des jours heureux et avaient fini par des dictatures?

Mon avis:

Ne pas lire ce livre si vous êtes déprimé... Parce que ce roman, c'est le revers des espoirs suscités par la vague des indépendances africaines. La pente vers la dictature, le désespoir causé par un avenir qui avait été bloqué par les colonisateurs et qui l'est toujours, cette fois par les siens. Fama est un homme moyen, ni particulièrement courageux, ni particulièrement intelligent, dont toute la vie avait été construite autour de l'idée qu'il allait un jour hériter du trône de ses ancêtres et qui se retrouve totalement démuni face à l'usurpation de son cousin. Fama ne sait pas comment s'adapter, comment changer. D'ailleurs, il le refuse. Il cherche à tout prix à garder vivantes les anciennes traditions, même si cela entraîne un violent décalage entre le monde tel qu'il existe et le monde tel qu'il voudrait qu'il soit.

Il ne survit que grâce à sa femme, la belle Salimata au ventre sec. Ce personnage, dont deux des chapitres sont écrits de son point de vue, est un personnage courage. C'est elle qui réussit à faire vivre le ménage par un dur labeur de vendeuse à la criée. Elle se veut bonne musulmane et généreuse, ce qui ne l'empêche par d'être exploitée par des hommes qui la manipulent pour prendre plus qu'elle ne peut donner. Ce qui est particulier, c'est de voir toute la violence que vit le personnage. Entre l'excision qu'elle a subie jeune adolescente (la scène est terriblement graphique et racontée par elle du point de vue de son propre corps), le viol qui a suivi (parce qu'elle est belle) et la violence conjugale avec son premier mari, on se dit qu'elle a déjà tout subi. Mais non, elle sera agressée au marché, volée et laissée sur place, pratiquement nue devant tout le monde. Son seul souhait, son seul espoir, est d'être mère un jour, un but qu'elle poursuit avec acharnement. Le problème est que le roman laisse clairement entendre que c'est son époux qui est stérile, mais, société patriarcale oblige, c'est elle qui porte le poids des regards plein de jugement.

Lorsque la nouvelle de la mort du cousin arrive et que le retour vers le pays natal commence, Fama pense qu'il va renaître, que sa vie va enfin reprendre le cours interrompu qu'elle aurait toujours dû avoir. Il se leurre bien sûr: son pays natal est plein de marécages, les gens y meurent de faim et le nouveau climat politique local, avec les membres du comité ultrapuissant lui mettent des bâtons dans les roues. C'est l'échec de sa vie qui se déroule devant lui. Alors qu'il attendait la gloire du retour, il se retrouve à régner sur les restes de son peuple. Mais quelle magnifique description de ce retour, des traditions, des usages et des coutumes, dans le détail et combien chaque élément est important pour l'ensemble.

Malgré le sujet oh combien difficile, la plume d'Ahmadou Kourouma est sublime. Elle reprend le rythme de l'oralité des grios et multiplie les images et les allusions à la nature sauvage africaine. C'est une vision du monde et une philosophie du quotidien que l'auteur explore, dans un monde où tout le monde est musulman, fait les cinq prières quotidiennes et va consulter le marabout en sortant de la mosquée sans y voir la moindre contradiction. Un océan de contrastes qui s'entrechoquent tout en restant cohérents, avec des personnages broyés par le poids de ce que leur vie aurait pu être et qu'elle n'a pas été. Un roman très dur, mais j'oserais dire nécessaire, car il gratte les plaies des indépendances, car sous leurs soleils, tout n'a pas été rose.

mardi 20 août 2024

Le code secret des bibliothèques

 Salut!

Quand j'étais au primaire, la bibliothèque était installée dans un petit local. Petit dans le sens, trop petit pour une classe, mais trop grand pour un rangement. Les livres y courraient le long des murs sur les rangées métalliques beiges, bien séparés par des espaceurs. Pendant des années, j'ai consulté ses rayons avec passion: j'ai lu, j'ai fouiné dedans, j'ai payé des amendes parce que je les ramenais en retard (c'est la vie!) et surtout, j'ai expérimenté différent système pour y maintenir un semblant d'ordre. 

En première année, c'était un long carton plastifié, vert, avec des chiffres au bout. Moi, j'étais le numéro 6. On le laissait à la place du livre que l'on venait de prendre pour pouvoir le remettre en place quand on avait fini. Ça ne nous permettait que de sortir un livre des rayons à la fois, ce qui était profondément embêtant pour la mordue des livres que j'étais. Ensuite est venue une grande innovation: les responsables de la bibliothèque, pour la plupart des mamans bénévoles chargées de tamponner les dates de retour (on était au XXe siècle après tout...), avaient vidé les tablettes du bas de toutes les étagères pour les laisser libres. Désormais, si on prenait un livre, il fallait le déposer sur la tablette du bas. Qui était chargé de les replacer à leurs places? Des bénévoles de 5e et 6e années.

Ai-je besoin de vous dire que je me suis portée volontaire dans le quart de seconde qui a suivi la proposition?

Ce qui m'a introduit au merveilleux monde des codes de bibliothèques. J'étais loin de savoir quoi que ce soit sur Dewey et son système de classement, mais je comprenais la logique de base: on commençait par les premiers chiffres (ceux qui commençaient par 100 n'allaient pas au même endroit que les 800), ensuite, on décortiquait jusqu'à arriver jusqu'au dernier signe, chiffre ou lettre et on recasait le livre à l'endroit où il y avait un trou entre les livres, ou du moins, le plus possible proche de ce trou. 

Quelle joie durant les deux dernières années de mon primaire que de pouvoir entrer dès la sortie de l'autobus (notre privilège d'assistant-bibliothécaire était de pouvoir entrer avant tous les autres). Ensuite, on rangeait les livres et on allait en classe. Le paradis.

Depuis, j'ai un amour infini pour les systèmes de classement des bibliothèques. Certes, la plupart suivent à des degrés divers le classement de Dewey, mais il y a toujours des variations, des sections spéciales et des manies de bibliothécaire dans chaque bibliothèque. Par exemple, dans la bibliothèque de mon ancienne ville, les étagères se suivaient, mais faisaient un saut avec une section décalée par rapport aux autres. Dans la première bibliothèque municipale que j'ai fréquentée, il fallait toujours vérifier si le livre que l'on cherchait n'était pas derrière la rangée de livres parce que les rayons débordaient en permanence. Ma bibliothèque actuelle a classé la littérature par ordre alphabétique, en séparant seulement ceux destinés aux adolescents et aux adultes. Bref, ce n'est jamais parfaitement pareil.

D'ailleurs, c'est l'un de mes petits plaisirs de fréquenter les rayons des bibliothèques: trouver moi-même, avec l'aide d'une cote le livre que je cherche, comme si cette cote était une carte menant à un trésor. J'ai toujours un petit sourire quand je trouve mon livre toute seule. 

Les systèmes de classement sont comme les bonnes tuyauteries: quand elles fonctionnent à la perfection, on ne s'en rend pas compte. Mais ça les rend d'autant plus précieuses. Malheur à ceux qui vont replacer les livres à la mauvaise place! Et bonnes recherches dans les rayons pour ceux qui comprennent comment elles sont classées!

@+ Mariane

jeudi 18 juillet 2024

Kindred d'Octavia E. Butler

 Kindred Octavia E. Butler Beacon press 280 pages


Résumé:

Dana vient d'emménager dans sa première maison avec son mari, Kevin. Alors qu'ils sont en train de défaire des boîtes de livres, Dana se sent soudainement étourdie et perd conscience. Elle se réveille au bord d'une rivière où un enfant est en train de se noyer. Sans attendre, elle saute à l'eau et elle le sauve, mais quelques instants plus tard, perd de nouveau conscience et se retrouve aux côtés de son mari, couverte de boue. Celui-ci lui dit qu'elle a littéralement disparu pendant quelques instants. Troublée par les événements qu'elle peine à comprendre, elle perd une deuxième fois conscience et retrouve le même petit garçon, âgé de quelques années de plus, qu'elle sauve à nouveau d'une mort certaine. C'est en discutant avec cet enfant qu'elle prend conscience de deux faits importants: le premier, c'est qu'elle est revenue physiquement dans le temps, au début du XIXe siècle, dans une plantation esclavagiste de la côte est. L'autre, encore plus dérangeante, est que l'enfant qu'elle a déjà sauvé deux fois est son ancêtre. Or, il est blanc et elle est noire.

Mon avis:

C'est le genre de livre dont on ne peut pas sortir sans avoir été, à un niveau ou à un autre, transformé. L'histoire de Dana, bien que relativement conventionnelle dans le genre des voyages dans le temps, ne l'est absolument pas par son traitement : l'autrice s'est servie de cette trame pour interroger la réalité de l'esclavage et même nous la mettre en plein visage, mais avec une intelligence redoutable. Dana n'est pas une victime, c'est une femme moderne, qui est habituée à la liberté et qui d'un coup doit apprendre à courber la tête et à accepter la servilité nécessaire à sa propre survie, tant physique que psychologique. Le poids énorme de l'esclavage, sa réalité, sa continuité, même quand les maîtres ne sont pas là et que le fouet ne guette pas, est représentée avec une telle acuité que l'on a l'impression de la ressentir. Même si ce n'est qu'un livre.

Dana en tant que personnage est une femme ordinaire: ni spécialement intelligente, ni particulière forte, elle se révèle pourtant douée d'un incroyable instinct de survie dans l'épreuve. Lors de ses retours dans le présent (elle fera plusieurs aller-retour tout au long du livre), elle travaille à se préparer pour les retours dans le passé, essayant de comprendre ce qui lui arrive et le lien mystérieux qui la lie à Rufus, ce fils de propriétaire terrien esclavagiste, qu'elle sauve encore et encore de la mort.

C'est d'ailleurs sur la relation entre les deux que repose l'intrigue. Rufus, qu'elle sauve d'abord enfant, qui grandira tout au long du livre, est un personnage ambigu capable de cruauté, mais qui cache au plus profond de lui un besoin sans fond d'être aimé. Par l'attention qu'elle lui porte, Dana devient son point de repère, mais aussi une personne qu'il aime. Et quand il aime, il fait tout ce qui est en son pouvoir pour attacher les gens à lui, de crainte de les perdre, se faisant haïr d'eux, car il ne prête aucune attention à leurs désirs et à leurs sentiments. Égoïste, mais égoïste parce que fragile au plus profond de lui-même. Leur relation, tendue, tordue même, pleine de contradictions et de jeux de pouvoir, qui s'inverse alors que Rufus grandit et qu'il devient plus fort, forme le coeur du récit. Malgré les apparences, il ne contrôle pas tout : même avec son statut d'esclave, Dana parvient à tirer des ficelles.

La moitié du récit se passe à l'époque esclavagiste précédant la Guerre de Sécession, une période que l'autrice rend avec une vivacité incroyable. Tous ces petits détails que l'on oublie, comme le fait que Dana connaît la médecine moderne et la contamination bactérienne: doit-elle manger ce bout de jambon qui traîne sans doute sur la table en plein été depuis plusieurs heures? Les médicaments simples comme l'aspirine, qu'elle finit par ramener dans ses voyages, ont des effets démesurés parce qu'inconnus de ses contemporains. Si elle n'est pas médecin, sa connaissance des infections lui permettra de sauver des vies, dans ce monde où personne n'est conscient qu'une plaie mal nettoyée peut conduire à la mort.

L'esclavage est représenté avec précision, mais avec beaucoup de nuances. Les esclavages ne sont pas de pauvres victimes des méchants blancs, ils sont des personnes entières, capables et qui ont toutes leur propre agentivité. Les réflexions de Dana sur ce que les livres d'histoire qu'elle a lus et ce qu'elle constate sur le terrain sont particulièrement intéressantes. Non, l'horreur n'est pas là au quotidien, non, on ne fouette pas quelqu'un chaque jour, mais le poids de la peur et le fait que ça peut arriver n'importe quand, flotte partout et force ceux qui sont sous le joug de l'esclavage à s'adapter, à plier pour ne pas se briser et à développer un formidable instinct de survie.

Pas étonnant que ce roman ait fait date dans l'histoire des littératures de l'imaginaire et qu'il soit encore au programme de nombreuses écoles secondaires aux États-Unis. Parce le portrait qu'il propose, par la puissance de son récit et par la réflexion poussée des rapports entre les humains que crée l'esclavage, c'est un livre à lire. Pour moi, c'est un grand coup de coeur.

lundi 27 mai 2024

Le grand cru et l'ado

 Salut!

Neveu a maintenant 15 ans. Il est à l'âge où son visage peut être confondu avec un champ de coquelicot. L'âge où la réponse à la plupart de nos questions est un ouin qui a des ressemblances avec un coassement de grenouille. L'âge où son cellulaire et ses amis deviennent le centre du monde et où j'ai l'impression de passer du statut de tante cool à madame fatiguante. Bref, l'âge où le lien que j'ai avec lui change, même s'il reste là. 

Parfois, je m'imagine lui offrir un verre de vin. Un grand cru là, d'une bonne bouteille, vieillie, pleine de saveurs subtiles et d'arômes délicats. Neveu n'a jamais été tenté par l'alcool. Alors une gorgée d'un très bon vin, comme ça, d'un coup, sans préparation aucune? Je suis sûre qu'il va la recracher et courir se rincer la bouche pour faire disparaître les tanins. Il ne comprendra pas la riche saveur à laquelle il vient d'être confronté, tout simplement parce que son goût n'est pas formé, pas déployé, qu'il n'est pas capable de comprendre, de prendre le temps de savourer. Il est encore à l'étape de l'apprentissage. Et c'est normal, c'est de son âge. Neveu est un ado, tout simplement et comme des milliers d'autres, il est en train de découvrir le monde et de l'apprendre. Donc, quelque chose d'un peu plus complexe peut le rebuter facilement.

Si l'on ne parle d'un coup plus de vin, mais de livres. De grands crus de la littérature, souvent des classiques. Des livres à l'écriture travaillée, peaufinée. De personnages denses et ambigus, d'intrigues amples, d'émotions complexes et brûlantes. Je m'imagine la tête de Neveu pour ça aussi. Et sa grimace.

Nos goûts en lecture sont comme des papilles gustatives: plus ils ont goûté de plumes, de styles et d'intrigues différents, plus elles seront à même de savourer les subtilités de goûts qui ne sont pas à première vue évidents à savourer, à apprécier des détails qui ne sont pas faciles d'approche. Ce qui peut susciter un rictus de dégoût à un moment peut finir par faire sourire de bonheur à un autre. Mais ça prend du temps. Ça ne se fait pas en un jour et c'est toujours une aventure à chaque fois.

Quand on n'a pas en banque autant d'expérience, se retrouver devant un classique à lire, surtout au secondaire, peut devenir une épreuve qui décourage et dégoûte les jeunes. Parce que leur goût n'est pas formé. Moi-même, qui était pourtant un rat de bibliothèque à cet âge, j'ai grimacé devant certains livres plus ennuyeux. Non, je n'ai pas aimé Maria Chapdelaine à cette époque. C'est avec le temps, à force de lire des livres, que j'ai développé mon goût. J'ai d'ailleurs eu une passe, début trentaine où j'ai lu 5-6 romans du terroir que j'ai bien aimé. Mais le temps avait fait son oeuvre. Je pouvais mieux savourer les plumes et les histoires, parce qu'ayant un peu plus de recul et d'expérience, j'étais capable de voir au-delà de ce que je ne connaissais pas pour comprendre le texte et mieux l'apprécier. Mais ça a pris du temps.

Alors, je comprends que lire Agaguk, Maria Chapdelaine ou Bonheur d'occasion puisse faire du sens pour un pédagogue soucieux de mettre la jeunesse en contact avec le meilleur du canon littéraire. Sauf qu'il faut de foutus bons profs pour vulgariser ceci et éviter que les élèves ne recrachent leurs lectures avec une grimace dégoûtée. Dans la situation actuelle, c'est déjà bon d'avoir un prof dans la classe, alors, on repassera pour donner le goût de la littérature aux jeunes.

@+ Mariane

jeudi 2 mai 2024

The motivation myth de Jeff Haden

 The motivation myth de Jeff Haden Portfolio 260 pages


Résumé:

La motivation. On envie ceux qui en ont, on en voudrait plus, on pense que l'on pourra faire les choses quand on en aura assez, bref, personne ne se plaint d'en avoir trop! Mais au-delà des idées reçues, qu'est-ce que la motivation? Comment peut-on la susciter, comment la développer? Dans ce livre très motivant à lire, l'auteur nous parle de ses recettes et du résultat de ses recherches.

Mon avis:

Soyons honnêtes, ce livre est plus dans le registre de la psychopop, mais il a quand même quelques bonnes idées. Entres autres parce que son auteur provient du domaine des affaires et des communications, il aborde la question de la motivation non sous l'angle psychologique, mais sous l'angle de l'accomplissement personnel. C'est peut-être un peu prêchi-prêcha, mais ça a le mérite d'être clair, avec des concepts et des solutions réalistes et à la portée de tous.

Son idée de base? La motivation n'est pas quelque chose qui existe et qui un jour nous envahit comme par miracle et nous fait bouger des montagnes. C'est plutôt un construit, basé sur un élément très simple: la réussite. Pas la grande réussite, mais la petite, celle qui nous fait dire ce petit yé! quand on y arrive. Par exemple, il ne faut pas viser de monter sur le podium, mais se fixer des objectifs et les atteindre et ainsi entraîner un cercle vertueux qui mènera au podium. Le livre tourne autour de cette idée: faire vivre des réussites. Et son idée est loin d'être mauvaise, parce que souvent, la motivation doit tenir au quotidien, alors il faut y aller au quotidien la chercher.

Toujours dans le registre du quotidien, il parle de quelque chose de tout simple: aimer ce que l'on fait. Le gagnant de la médaille d'or aime s'entraîner bien plus que l'idée de la médaille. On ne sera jamais motivé à faire quelque chose que l'on déteste. C'est de la base, mais ça fait du bien de le rappeler.

L'auteur passe évidemment plusieurs chapitres à nous détailler des techniques et des astuces, mais comme tel, c'est pertinent. Et parmi ceux-ci, tout le monde trouvera chaussure à son pied, peu importe sa situation. Il y a des redondances et certains trucs sont vraiment destinés à un public qui cherche l'ultra motivation, mais ça reste intéressant. Cependant, il ne nous épargne pas la liste de personnes ayant brillamment réussi de ses connaissances et leurs exemples de vies édifiants. Le genre le veut, que voulez-vous!

Même si ce n'est sans doute pas LE livre qui vous donnera la solution à tous vos problèmes, il se lit facilement, contient une bonne d'idées intéressantes et nous emmène aussi à penser autrement à la motivation. Juste ça, c'est déjà très bien.


lundi 15 avril 2024

Lire du bout des doigts

 Salut!

Ma tante V est morte le 26 mars 2024. Elle avait 89 ans et comme bien des gens de cet âge, elle en perdait des bouts. C'était la soeur aînée de mon père, la plus vieille de la famille et aussi celle que j'ai le mieux connu de tous mes oncles et mes tantes. Elle était religieuse et voyageait presque tout le temps avec nous lors des rencontres de familles quand j'étais jeune. J'ai aussi, au début de la vingtaine, eu l'occasion de mieux la connaître en étant en chambre dans la communauté le temps d'une session. Merci à elles d'avoir donné un coup de pouce à l'étudiante que j'étais!

Il faut savoir un point important: V était atteinte d'une maladie de la cornée qui l'obligeait à porter des fonds de bouteille comme lunettes. Ses verres étaient épais comme un doigt, littéralement. Chose rare pour l'époque (elle est née en 1934), mes grands-parents ont tout fait pour qu'elle soit éduquée le mieux possible. À l'âge de huit ans seulement, elle a quitté le foyer familial pour aller étudier à l'Institut Nazareth à Montréal, l'une des rares, sinon la seule, école pour aveugles et personnes atteintes de déficits visuels à l'époque. 

Nous n'avions dans les faits que très peu de points en commun. Nous étions nées à presque un demi-siècle d'écart, vivions dans des milieux très différents et avions des idées opposées sur bien des sujets, ce qui ne nous a jamais empêchées de bien nous entendre. Toutefois, nous avions un point en commun: toutes les deux, nous étions de grandes lectrices.

Pour V, lire était un défi plus grand que pour moi, bien sûr. Elle était capable de lire le journal, en ayant le nez collé dessus:  parfois, elle en  avait le nez taché d'encre, ce qui nous faisait rire parce qu'elle-même ne le voyait pas. Mais avant tout V lisait le braille.  Je me rappelle que lors des longs trajets en voiture, elle prenait un livre sur ses genoux, fermait les yeux et se mettait à lire. La voir passer le bout de ses doigts sur les lignes les unes après les autres était fascinant. Mon père faisait alors exprès de rouler dans des nids-de-poule et nous avions droit à une magnifique scène de chicane frère/soeur parce qu'il lui avait fait perdre sa ligne des doigts!  Quand on arrivait à destination, le plus souvent chez mon grand-père, elle parlait de ses lectures comme j'aurais parlé des miennes, avec autant d'étoiles dans ses yeux derrière ses lunettes. Nous n'avions pas les mêmes goûts littéraires, certes, mais la littérature était pour nous la même source de joie.

Quand j'ai séjourné dans la communauté durant quelques mois, j'ai pu en apprendre un peu plus sur sa vie. Elle avait travaillé pendant des années à la bibliothèque de l'Institut Nazareth et bien que retraité, elle continuait à être bénévole pour un autre organisme afin de faire l'adaptation en braille de romans. Elle choisissait des romans qui l'intéressaient, cela lui permettait de lire des livres qu'elle aimait. Mais c'était un vrai travail qu'elle faisait consciencieusement. Parce qu'une adaptation en braille ne veut pas dire bêtement recopier un texte. Il faut adapter la pagination, la mise en page, les caractères spéciaux ou en italiques et bon, je ne nomme que que ce que j'ai retenu! Elle faisait ça à temps perdu, elle qui menait une vie active. Je l'avais observé une fois faire une page complète. Elle avait glissé le livre sous un appareil adapté destiné à agrandir les lettres à dix fois leur taille originale et elle retapait le tout. Ensuite, elle repassait ligne par ligne avec un petit appareil installé sur son clavier, qui reproduisait les points du braille et elle se relisait en murmurant les mots lus par ses doigts. C'était fascinant de la voir travailler.

Même avec tous ses problèmes de vision, l'écrit a été au centre de sa vie. Elle a même été pendant un temps la chroniqueuse de sa communauté, pour vous dire! Elle m'a transmis un héritage précieux au travers de sa ténacité et de son travail: les mots sont parfois perçus de manière différente, mais leur impact sur une vie est le même. 

C'est facile d'oublier à quel point nos yeux, sens tellement important, n'est pas essentiel pour lire. Parce que sur les ailes de la littérature, le bout des doigts peut aussi bien faire voyager que les yeux. 

@+ Mariane