mercredi 16 avril 2014

Fragments d'un instant: Ceux qu'on ne voit pas

Un squeege s'approche de moi, chemise à carreaux blanc et noir, barbe longue.   Les yeux légèrement vitreux, mais le sourire large comme le monde.    La joie de ceux qui vivent dans la rue, fait d'un mélange d'insouciance, de volonté de rester heureux et de quelques substances plus ou moins légales.  Je lui fais signe de la main que je ne souhaite pas ses services.  J'accompagne le tout d'un sourire, après tout, c'est un être humain lui aussi!  Et il doit déjà subir suffisamment de regards noirs dans une journée comme ça.  Ravi de ce sourire, il s'approche de moi, et de la pointe de son éponge dessine un coeur sur ma fenêtre.  Je reste interdite.  C'est un geste de gentillesse tout simple, mais plein de douceur.  Et je repars dans la grisaille de cet hiver qui n'en fini plus, me faufilant entre les voitures tandis que la boue rempli mon pare-brise de tâches brunâtres.

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-JOURNAL L'ITINÉRAIRE!!!

C'est un cri familier aux piétons montréalais.  Aux coins des rues, sur les grandes artères, ou aux portes du métro, on voit ces camelots vendre leurs journaux.  La plupart sont d'anciens itinérants qui trouvent là leur premier boulot.  Ils sont tous fiers de brandir leurs journaux à vendre.  On le voit dans leurs yeux, on le voit dans leur attitude.  Étudiante, je croisais régulièrement l'un de ces vendeurs.  D'une voix de stentor, il annonçait son journal en pleine station Berri-UQÀM.  On l'entendait d'un quai à l'autre.  Il était la personne invisible qui de sa voix, se frayait un chemin jusqu'à nos coeurs habitués à une trop confortable indifférence.  Celle-ci résonnait entre les passants indifférents, les travailleurs en complets pressés, les ados l'oreille collés à leur cellulaire (à l'époque, ce n'était pas la mode des textos) et les étudiants, la tête moitié dans le métro et l'autre à leurs travaux, si ce n'est à leurs blondes ou à leurs futurs partys.  Je ne savais pas alors ce qu'était ce journal et je trouvais cet homme dérangeant.  Aujourd'hui, je comprends quel courage il faut pour faire ce qu'il faisait.  Depuis, dès que je le peux, j'achète mon journal, sachant que par ce moyen, j'aide quelqu'un à ne plus dormir dehors.

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Un homme a laissé son sac à dos près d'un arbre, dans une artère très commerçante du centre-ville.  Il a aussi posé un tapis sur le sol, sur lequel repose... un chat.  Je suis habituée à voir des gens traîner dans les rues avec leurs chiens, souvent mieux traité que ne le sont leurs maîtres.  Des gros chiens, qui aboient forts et prennent de la place sur les trottoirs.  Rien à voir avec le petit félin qui accompagne son maître.  Noir sur le dos et blanc sur le ventre, avec une traînée de neige jusqu'à son museau, il est attaché par une laisse qui ne semble le gêner en rien.  Surprenant car les chats, contrairement aux chiens acceptent mal ce genre de contrainte.  Mais lui non, aucun problème.  Homère est son nom me dit son maître, tout fier de son chat.  La petite bête me fixe de ses yeux bleus, indifférents aux passants qui le frôlent et aux voitures qui passent à quelques mètres.  Pendant quelques secondes, il n'y a que moi qui compte, moi qui suis devant lui, dans mon manteau noir et mes souliers de cuir, lui souriant.  Ensuite, l'instinct félin reprend le dessus et il pointe son museau ailleurs, avide de découvrir le monde qui l'entoure.  Il a beau mener sa vie comme un chien, il reste un chat, ce petit Homère.

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Il fait froid, si froid.  Un froid qui glace les os, transpercent les manteaux et cisaille la peau.  Je sors de ma voiture en frissonnant.  Je croise un homme, assis à même le sol.  Des vêtements qui pourraient être beaucoup plus chaud l'enveloppent, autant d'un semblant de chaleur que d'une forte odeur.  Un visage rendu gris par la fumée de cigarette, un oeil vif qui glisse sur les passants.  Il agite un gobelet de café qui fait ting! ting! pour me demander de la monnaie.  Vieux truc: il a glissé deux gobelets l'un dans l'autre,  Celui du dessus est vide.  Je glisse quelques pièces de monnaie dedans et l'homme s'empresse de les transvider dans le gobelet du dessous.  Je m'éloigne.  L'homme m'a à peine regardé, aussi indifférent à moi que ne le sont la plupart des gens qui pressent le pas le long du trottoir.  Je repasserais au même endroit une heure plus tard.  L'homme est toujours là, assis sur le sol, les joues encore plus rouge et les doigts dépassant à peine de ses manches, serrant ses gobelets qu'il tend aux passants.  Je m'assieds dans ma voiture et pousse le chauffage au maximum.  J'espère que l'homme aura un café chaud bientôt.

@+ Mariane

4 commentaires:

Isabelle Lauzon a dit…

Wow, de jolis textes pleins d'émotions, j'ai bien aimé! Ça m'a bien fait réfléchir, moi, la banlieusarde qui n'est pas souvent confrontée à la réalité des itinérants... et qui qui ne sait pas trop comment réagir quand elle en rencontre! Continue d'écrire, ma chère, je sens chez toi une belle sensibilité... qui ne demande qu'à s'exprimer! :)

Prospéryne a dit…

@Isa, Merci! Pour les itinérants, juste de leur accorder un regarde, de leur faire un sourire fait une différence. Tellement de gens les ignorent complètement... Je vais continuer à m'entraîner, mes doigts me démangent ces temps-ci.

Gen a dit…

@Prospéryne : Pendant des années, j'ai acheté l'Itinéraire à ce camelot de l'UQAM justement. Mais ce que je trouve le plus dur avec la réalité des itinérants, c'est que même quand j'en aide un ou deux, que je souris à un ou deux, j'ai l'impression d'être frappée par le désespoir. Il y en a tellement!

Prospéryne a dit…

@Gen, on ne peut pas changer le monde, mais on peut changer la vie d'une personne. Des fois, les plus petits gestes sont ceux qui font le plus de bien. :) Mais je suis d'accord avec toi, il y en a tellement que des fois, on se sent submergée.