jeudi 18 juillet 2024

Kindred d'Octavia E. Butler

 Kindred Octavia E. Butler Beacon press 280 pages


Résumé:

Dana vient d'emménager dans sa première maison avec son mari, Kevin. Alors qu'ils sont en train de défaire des boîtes de livres, Dana se sent soudainement étourdie et perd conscience. Elle se réveille au bord d'une rivière où un enfant est en train de se noyer. Sans attendre, elle saute à l'eau et elle le sauve, mais quelques instants plus tard, perd de nouveau conscience et se retrouve aux côtés de son mari, couverte de boue. Celui-ci lui dit qu'elle a littéralement disparu pendant quelques instants. Troublée par les événements qu'elle peine à comprendre, elle perd une deuxième fois conscience et retrouve le même petit garçon, âgé de quelques années de plus, qu'elle sauve à nouveau d'une mort certaine. C'est en discutant avec cet enfant qu'elle prend conscience de deux faits importants: le premier, c'est qu'elle est revenue physiquement dans le temps, au début du XIXe siècle, dans une plantation esclavagiste de la côte est. L'autre, encore plus dérangeante, est que l'enfant qu'elle a déjà sauvé deux fois est son ancêtre. Or, il est blanc et elle est noire.

Mon avis:

C'est le genre de livre dont on ne peut pas sortir sans avoir été, à un niveau ou à un autre, transformé. L'histoire de Dana, bien que relativement conventionnelle dans le genre des voyages dans le temps, ne l'est absolument pas par son traitement : l'autrice s'est servie de cette trame pour interroger la réalité de l'esclavage et même nous la mettre en plein visage, mais avec une intelligence redoutable. Dana n'est pas une victime, c'est une femme moderne, qui est habituée à la liberté et qui d'un coup doit apprendre à courber la tête et à accepter la servilité nécessaire à sa propre survie, tant physique que psychologique. Le poids énorme de l'esclavage, sa réalité, sa continuité, même quand les maîtres ne sont pas là et que le fouet ne guette pas, est représentée avec une telle acuité que l'on a l'impression de la ressentir. Même si ce n'est qu'un livre.

Dana en tant que personnage est une femme ordinaire: ni spécialement intelligente, ni particulière forte, elle se révèle pourtant douée d'un incroyable instinct de survie dans l'épreuve. Lors de ses retours dans le présent (elle fera plusieurs aller-retour tout au long du livre), elle travaille à se préparer pour les retours dans le passé, essayant de comprendre ce qui lui arrive et le lien mystérieux qui la lie à Rufus, ce fils de propriétaire terrien esclavagiste, qu'elle sauve encore et encore de la mort.

C'est d'ailleurs sur la relation entre les deux que repose l'intrigue. Rufus, qu'elle sauve d'abord enfant, qui grandira tout au long du livre, est un personnage ambigu capable de cruauté, mais qui cache au plus profond de lui un besoin sans fond d'être aimé. Par l'attention qu'elle lui porte, Dana devient son point de repère, mais aussi une personne qu'il aime. Et quand il aime, il fait tout ce qui est en son pouvoir pour attacher les gens à lui, de crainte de les perdre, se faisant haïr d'eux, car il ne prête aucune attention à leurs désirs et à leurs sentiments. Égoïste, mais égoïste parce que fragile au plus profond de lui-même. Leur relation, tendue, tordue même, pleine de contradictions et de jeux de pouvoir, qui s'inverse alors que Rufus grandit et qu'il devient plus fort, forme le coeur du récit. Malgré les apparences, il ne contrôle pas tout : même avec son statut d'esclave, Dana parvient à tirer des ficelles.

La moitié du récit se passe à l'époque esclavagiste précédant la Guerre de Sécession, une période que l'autrice rend avec une vivacité incroyable. Tous ces petits détails que l'on oublie, comme le fait que Dana connaît la médecine moderne et la contamination bactérienne: doit-elle manger ce bout de jambon qui traîne sans doute sur la table en plein été depuis plusieurs heures? Les médicaments simples comme l'aspirine, qu'elle finit par ramener dans ses voyages, ont des effets démesurés parce qu'inconnus de ses contemporains. Si elle n'est pas médecin, sa connaissance des infections lui permettra de sauver des vies, dans ce monde où personne n'est conscient qu'une plaie mal nettoyée peut conduire à la mort.

L'esclavage est représenté avec précision, mais avec beaucoup de nuances. Les esclavages ne sont pas de pauvres victimes des méchants blancs, ils sont des personnes entières, capables et qui ont toutes leur propre agentivité. Les réflexions de Dana sur ce que les livres d'histoire qu'elle a lus et ce qu'elle constate sur le terrain sont particulièrement intéressantes. Non, l'horreur n'est pas là au quotidien, non, on ne fouette pas quelqu'un chaque jour, mais le poids de la peur et le fait que ça peut arriver n'importe quand, flotte partout et force ceux qui sont sous le joug de l'esclavage à s'adapter, à plier pour ne pas se briser et à développer un formidable instinct de survie.

Pas étonnant que ce roman ait fait date dans l'histoire des littératures de l'imaginaire et qu'il soit encore au programme de nombreuses écoles secondaires aux États-Unis. Parce le portrait qu'il propose, par la puissance de son récit et par la réflexion poussée des rapports entre les humains que crée l'esclavage, c'est un livre à lire. Pour moi, c'est un grand coup de coeur.

lundi 27 mai 2024

Le grand cru et l'ado

 Salut!

Neveu a maintenant 15 ans. Il est à l'âge où son visage peut être confondu avec un champ de coquelicot. L'âge où la réponse à la plupart de nos questions est un ouin qui a des ressemblances avec un coassement de grenouille. L'âge où son cellulaire et ses amis deviennent le centre du monde et où j'ai l'impression de passer du statut de tante cool à madame fatiguante. Bref, l'âge où le lien que j'ai avec lui change, même s'il reste là. 

Parfois, je m'imagine lui offrir un verre de vin. Un grand cru là, d'une bonne bouteille, vieillie, pleine de saveurs subtiles et d'arômes délicats. Neveu n'a jamais été tenté par l'alcool. Alors une gorgée d'un très bon vin, comme ça, d'un coup, sans préparation aucune? Je suis sûre qu'il va la recracher et courir se rincer la bouche pour faire disparaître les tanins. Il ne comprendra pas la riche saveur à laquelle il vient d'être confronté, tout simplement parce que son goût n'est pas formé, pas déployé, qu'il n'est pas capable de comprendre, de prendre le temps de savourer. Il est encore à l'étape de l'apprentissage. Et c'est normal, c'est de son âge. Neveu est un ado, tout simplement et comme des milliers d'autres, il est en train de découvrir le monde et de l'apprendre. Donc, quelque chose d'un peu plus complexe peut le rebuter facilement.

Si l'on ne parle d'un coup plus de vin, mais de livres. De grands crus de la littérature, souvent des classiques. Des livres à l'écriture travaillée, peaufinée. De personnages denses et ambigus, d'intrigues amples, d'émotions complexes et brûlantes. Je m'imagine la tête de Neveu pour ça aussi. Et sa grimace.

Nos goûts en lecture sont comme des papilles gustatives: plus ils ont goûté de plumes, de styles et d'intrigues différents, plus elles seront à même de savourer les subtilités de goûts qui ne sont pas à première vue évidents à savourer, à apprécier des détails qui ne sont pas faciles d'approche. Ce qui peut susciter un rictus de dégoût à un moment peut finir par faire sourire de bonheur à un autre. Mais ça prend du temps. Ça ne se fait pas en un jour et c'est toujours une aventure à chaque fois.

Quand on n'a pas en banque autant d'expérience, se retrouver devant un classique à lire, surtout au secondaire, peut devenir une épreuve qui décourage et dégoûte les jeunes. Parce que leur goût n'est pas formé. Moi-même, qui était pourtant un rat de bibliothèque à cet âge, j'ai grimacé devant certains livres plus ennuyeux. Non, je n'ai pas aimé Maria Chapdelaine à cette époque. C'est avec le temps, à force de lire des livres, que j'ai développé mon goût. J'ai d'ailleurs eu une passe, début trentaine où j'ai lu 5-6 romans du terroir que j'ai bien aimé. Mais le temps avait fait son oeuvre. Je pouvais mieux savourer les plumes et les histoires, parce qu'ayant un peu plus de recul et d'expérience, j'étais capable de voir au-delà de ce que je ne connaissais pas pour comprendre le texte et mieux l'apprécier. Mais ça a pris du temps.

Alors, je comprends que lire Agaguk, Maria Chapdelaine ou Bonheur d'occasion puisse faire du sens pour un pédagogue soucieux de mettre la jeunesse en contact avec le meilleur du canon littéraire. Sauf qu'il faut de foutus bons profs pour vulgariser ceci et éviter que les élèves ne recrachent leurs lectures avec une grimace dégoûtée. Dans la situation actuelle, c'est déjà bon d'avoir un prof dans la classe, alors, on repassera pour donner le goût de la littérature aux jeunes.

@+ Mariane

jeudi 2 mai 2024

The motivation myth de Jeff Haden

 The motivation myth de Jeff Haden Portfolio 260 pages


Résumé:

La motivation. On envie ceux qui en ont, on en voudrait plus, on pense que l'on pourra faire les choses quand on en aura assez, bref, personne ne se plaint d'en avoir trop! Mais au-delà des idées reçues, qu'est-ce que la motivation? Comment peut-on la susciter, comment la développer? Dans ce livre très motivant à lire, l'auteur nous parle de ses recettes et du résultat de ses recherches.

Mon avis:

Soyons honnêtes, ce livre est plus dans le registre de la psychopop, mais il a quand même quelques bonnes idées. Entres autres parce que son auteur provient du domaine des affaires et des communications, il aborde la question de la motivation non sous l'angle psychologique, mais sous l'angle de l'accomplissement personnel. C'est peut-être un peu prêchi-prêcha, mais ça a le mérite d'être clair, avec des concepts et des solutions réalistes et à la portée de tous.

Son idée de base? La motivation n'est pas quelque chose qui existe et qui un jour nous envahit comme par miracle et nous fait bouger des montagnes. C'est plutôt un construit, basé sur un élément très simple: la réussite. Pas la grande réussite, mais la petite, celle qui nous fait dire ce petit yé! quand on y arrive. Par exemple, il ne faut pas viser de monter sur le podium, mais se fixer des objectifs et les atteindre et ainsi entraîner un cercle vertueux qui mènera au podium. Le livre tourne autour de cette idée: faire vivre des réussites. Et son idée est loin d'être mauvaise, parce que souvent, la motivation doit tenir au quotidien, alors il faut y aller au quotidien la chercher.

Toujours dans le registre du quotidien, il parle de quelque chose de tout simple: aimer ce que l'on fait. Le gagnant de la médaille d'or aime s'entraîner bien plus que l'idée de la médaille. On ne sera jamais motivé à faire quelque chose que l'on déteste. C'est de la base, mais ça fait du bien de le rappeler.

L'auteur passe évidemment plusieurs chapitres à nous détailler des techniques et des astuces, mais comme tel, c'est pertinent. Et parmi ceux-ci, tout le monde trouvera chaussure à son pied, peu importe sa situation. Il y a des redondances et certains trucs sont vraiment destinés à un public qui cherche l'ultra motivation, mais ça reste intéressant. Cependant, il ne nous épargne pas la liste de personnes ayant brillamment réussi de ses connaissances et leurs exemples de vies édifiants. Le genre le veut, que voulez-vous!

Même si ce n'est sans doute pas LE livre qui vous donnera la solution à tous vos problèmes, il se lit facilement, contient une bonne d'idées intéressantes et nous emmène aussi à penser autrement à la motivation. Juste ça, c'est déjà très bien.


lundi 15 avril 2024

Lire du bout des doigts

 Salut!

Ma tante V est morte le 26 mars 2024. Elle avait 89 ans et comme bien des gens de cet âge, elle en perdait des bouts. C'était la soeur aînée de mon père, la plus vieille de la famille et aussi celle que j'ai le mieux connu de tous mes oncles et mes tantes. Elle était religieuse et voyageait presque tout le temps avec nous lors des rencontres de familles quand j'étais jeune. J'ai aussi, au début de la vingtaine, eu l'occasion de mieux la connaître en étant en chambre dans la communauté le temps d'une session. Merci à elles d'avoir donné un coup de pouce à l'étudiante que j'étais!

Il faut savoir un point important: V était atteinte d'une maladie de la cornée qui l'obligeait à porter des fonds de bouteille comme lunettes. Ses verres étaient épais comme un doigt, littéralement. Chose rare pour l'époque (elle est née en 1934), mes grands-parents ont tout fait pour qu'elle soit éduquée le mieux possible. À l'âge de huit ans seulement, elle a quitté le foyer familial pour aller étudier à l'Institut Nazareth à Montréal, l'une des rares, sinon la seule, école pour aveugles et personnes atteintes de déficits visuels à l'époque. 

Nous n'avions dans les faits que très peu de points en commun. Nous étions nées à presque un demi-siècle d'écart, vivions dans des milieux très différents et avions des idées opposées sur bien des sujets, ce qui ne nous a jamais empêchées de bien nous entendre. Toutefois, nous avions un point en commun: toutes les deux, nous étions de grandes lectrices.

Pour V, lire était un défi plus grand que pour moi, bien sûr. Elle était capable de lire le journal, en ayant le nez collé dessus:  parfois, elle en  avait le nez taché d'encre, ce qui nous faisait rire parce qu'elle-même ne le voyait pas. Mais avant tout V lisait le braille.  Je me rappelle que lors des longs trajets en voiture, elle prenait un livre sur ses genoux, fermait les yeux et se mettait à lire. La voir passer le bout de ses doigts sur les lignes les unes après les autres était fascinant. Mon père faisait alors exprès de rouler dans des nids-de-poule et nous avions droit à une magnifique scène de chicane frère/soeur parce qu'il lui avait fait perdre sa ligne des doigts!  Quand on arrivait à destination, le plus souvent chez mon grand-père, elle parlait de ses lectures comme j'aurais parlé des miennes, avec autant d'étoiles dans ses yeux derrière ses lunettes. Nous n'avions pas les mêmes goûts littéraires, certes, mais la littérature était pour nous la même source de joie.

Quand j'ai séjourné dans la communauté durant quelques mois, j'ai pu en apprendre un peu plus sur sa vie. Elle avait travaillé pendant des années à la bibliothèque de l'Institut Nazareth et bien que retraité, elle continuait à être bénévole pour un autre organisme afin de faire l'adaptation en braille de romans. Elle choisissait des romans qui l'intéressaient, cela lui permettait de lire des livres qu'elle aimait. Mais c'était un vrai travail qu'elle faisait consciencieusement. Parce qu'une adaptation en braille ne veut pas dire bêtement recopier un texte. Il faut adapter la pagination, la mise en page, les caractères spéciaux ou en italiques et bon, je ne nomme que que ce que j'ai retenu! Elle faisait ça à temps perdu, elle qui menait une vie active. Je l'avais observé une fois faire une page complète. Elle avait glissé le livre sous un appareil adapté destiné à agrandir les lettres à dix fois leur taille originale et elle retapait le tout. Ensuite, elle repassait ligne par ligne avec un petit appareil installé sur son clavier, qui reproduisait les points du braille et elle se relisait en murmurant les mots lus par ses doigts. C'était fascinant de la voir travailler.

Même avec tous ses problèmes de vision, l'écrit a été au centre de sa vie. Elle a même été pendant un temps la chroniqueuse de sa communauté, pour vous dire! Elle m'a transmis un héritage précieux au travers de sa ténacité et de son travail: les mots sont parfois perçus de manière différente, mais leur impact sur une vie est le même. 

C'est facile d'oublier à quel point nos yeux, sens tellement important, n'est pas essentiel pour lire. Parce que sur les ailes de la littérature, le bout des doigts peut aussi bien faire voyager que les yeux. 

@+ Mariane

lundi 25 mars 2024

Triturer une bibliothèque

 Salut!

Comment classer une bibliothèque est comment dirais-je, très personnel. Autant quand on parle d'une organisation physique (dans quelle pièce elle est, comment sont faites les tablettes, etc), que d'une organisation je dirais plus intellectuelle (je regroupe les livres par auteur, par sujet, par genre, par ordre de lectures?) Il y a donc le contenant, soit le meuble où l'on range les livres et le contenu, les livres eux-mêmes et l'ordre dans lequel ils sont classés.

Pour ce qui est du contenant... Faites une petite recherche sur internet, les possibilités sont quasi infinies. Certes, il y a l'indémodable Billy du géant suédois (permettez que je ne lui fasse pas de pub, il n'en a pas besoin), mais les modèles sont nombreux. De l'oeuvre d'art au modèle mini créé pour rentrer dans un espace réduit en passant par le recyclage et la débrouille. Personnellement, j'ai une bibliothèque faite sur mesure par un expert en ébénisterie (c'est-à-dire mon Papa! :D) qui est conçue pour avoir deux tablettes de haut, mais assez longues pour que je puisse glisser mon divan en dessous et m'y installer sans risque de me cogner la tête. Au-delà de l'aspect pratique, une bibliothèque doit être solide et durable. Croyez-moi, mes orteils se souviennent de la fois où dans ma vie de libraire, une tablette a renversé son contenu sur mes pieds... Le contenant est souvent aussi quelque chose que l'on finit par adopter à long terme. On fait quelques essais et erreurs et finalement, on finit par adopter un style et à moins d'un déménagement ou d'une personnalité qui aime beaucoup le changement, le contenant reste. Le contenu par contre...

Ça, c'est quelque chose que j'avoue, me fascine moi-même. J'ai beau me dire qu'il y a de grandes tendances dans ma vie qui n'ont pas changé, la façon dont je classe ma bibliothèque elle, a fortement évolué. Je suis passé de l'obsession que mes livres sont classés par hauteur au millimètre près (au point de grincer des dents quand les deux tomes d'une édition poche faisait une légère différence sur la tablette) à des tablettes où les hauteurs ressemblent à un électrocardiogramme. J'ai toujours séparé la fiction de la non-fiction par contre et depuis un peu plus d'une décennie, je sépare également les non-lus des lus. Je n'ai autrement jamais eu d'ordre de classement réel. Pas de classement par maison d'édition, par collection, par auteur ou par genre. Pas non plus de classement par genre ou par couleur (oui, oui, j'ai déjà vu ça chez quelqu'un!). Bref, mes bibliothèques sont de jolis bordels si je cherche un livre et oui, ça m'arrive souvent de chercher!

Je sais aussi que je ne suis pas la seule à avoir eu ce genre d'évolution. J'ai des amis qui sont passés du mode ultra-organisé à mon bordel et d'autres qui ont fait le chemin inverse. J'ai vu des gens passer de bibliothèques très j'ai-attrapé-la-première-que-j'ai-vu-au-magasin ou elle-était-en-liquidation (je suis dans cette catégorie) à un souci de rendre l'écrin de nos livres aussi attrayant que pratique. Loin d'être un simple rangement, une bibliothèque en dit très long sur nous, sur notre relation avec nos livres, sur nos centres d'intérêt, sur nos priorités de lecture si on en a. C'est en quelque sorte un reflet de ce que nous sommes et de notre relation à la lecture. Disons que si la poussière s'accumule sur une tablette plus que sur une autre c'est un signe. Autant que la classer pour avoir toujours certains livres sous la main alors que d'autres vont finir sur la première ou la dernière tablette, loin de nos yeux.

Reclasser une bibliothèque peut aussi être un signe de changement. Quand j'ai emménagé dans mon chez-moi actuel, j'étais un peu à l'étroit et j'ai commencé à mettre des livres de face par rapport aux autres, comme dans les librairies. Même si maintenant, il y a de la place, j'ai gardé cette habitude. Et je les change régulièrement. Soit j'en ai lu, soit j'en sors certain et j'en range d'autres, soit celui-ci vient de rentrer et je veux le garder à l'oeil, soit celui-ci serait utile pour mes chroniques à la radio et j'en passe. Juste de simplement physiquement les déplacer me donne envie de les lire. Une manière que j'ai trouvé de garder ma bibliothèque vivante et non figée. Parce qu'une constatation importante de ma vie est celle-ci: pour moi les bibliothèques qui bougent sont les plus attirantes. C'est personnel, mais c'est comme ça pour moi.

Une bibliothèque personnelle, c'est vivant, ça évolue avec nous, avec nos envies de lecteur et de lectrice, avec nos projets, nos ambitions, nos envies, nos lubies, contenant et contenu inclus. Il n'y en a pas deux pareilles. Sans doute pour ça que j'aime autant zieuter celle des autres quand je vais chez quelqu'un. Leur bibliothèque est souvent un reflet de leur relation avec les livres.

@+ Mariane

jeudi 21 mars 2024

Le pacte de minuit de C.L. Polk

 Le pacte de minuit de C.L. Polk VLB imaginaire 442 pages


Résumé:

Béatrice Clayborn a 18 ans et veut devenir une grande magicienne, être de celle qui noue un pacte avec un esprit majorae, les plus puissants d'entre tous. Toutefois, dans son pays natal, les femmes mariées ne peuvent plus pratiquer la magie à partir du jour de leurs noces: enfermées dans un collier de protection qui les coupent de leurs pouvoirs, elles ne peuvent plus pratiquer leur art, tout ça afin de protéger leurs futurs enfants d'une possession. C'est pourquoi Béatrice souhaite avant tout devenir une vieille fille et faire profiter sa famille de ses talents. Mais son père, criblé de dettes, a d'autres idées en tête pour elle: il veut qu'elle fasse un bon mariage et pour cela, a misé pratiquement tout ce qu'il possède sur la saison des pactes, période où les jeunes gens se réunissent pour conclure des alliances avantageuses. Déchirée entre ce qu'elle veut pour elle-même et pour ce qui est nécessaire de faire pour assurer l'avenir de sa famille, Béatrice voit la situation se compliquer encore plus lorsqu'elle croise le regard d'Ianthe Lavant, homme qui ne la laisse pas indifférente et qui représente une opportunité unique de mariage... Entre ses propres désirs, ceux de sa famille et ce à quoi la pousse son coeur, que fera Béatrice?


Mon avis:

Bridgerton au pays de la fantasy est l'image qui m'est venue en tête dès les premières pages du livre. Autant par le fait que c'est une excellente romance (Et côté romance, on est bien servi!) que par la critique sociale faites au travers. Ici, c'est la condition des femmes qui est critiquée, mais au travers d'un angle particulièrement intéressant: comment le monde construit autour de l'intrigue fait tout pour retirer aux femmes leur plus grand atout: leur pouvoir magique.

Évidemment, comme c'est une romance, les événements sont centrés sur Ianthe et Béatrice, mais aussi sur Ysbeta, la soeur de Ianthe, tout aussi déterminée que Béatrice à échapper au mariage, mais pour des raisons qui lui sont propres. L'histoire ne commence pas par un coup de foudre et la relation amoureuse ne se construit pas non plus sur deux personnes qui se détestent, mais bien sur deux personnes qui apprennent à se découvrir et à se respecter avant de s'aimer. Béatrice, auquel on recommande le classique, soit belle et tais-toi pour se trouver un mari va commencer à parler de ses idées à Ianthe et celui-ci, bien que déstabilisé au départ, va finir par en admirer autant le courage et l'intelligence de la jeune femme, bien plus que sa beauté, bien que comme il se doit, il la remarque. C'est le respect de ce qu'elle est comme être humain qui va pousser Béatrice vers Ianthe, même si tout en elle se révulse contre le mariage. Pas contre le fait d'aimer quelqu'un, non: c'est le collier de protection, la prison, l'absence de magie dans sa vie qui la fait fuir. Ainsi se croise et s'entrecroise plusieurs trames narratives dans ce récit: la quête de Béatrice pour son avenir, le désir de ne pas causer la faillite de sa famille, son amour pour Ianthe qui bien que réel, la mènerait à renoncer à ce qu'elle souhaite pour elle-même et son soutien à Ysbeta, doublé d'une pointe de rivalité. Les deux femmes feront alliance pour développer leur magie, malgré tous les tabous de la société dans laquelle elles vivent.

Autre personnage important du récit, Harriet, la petite soeur de Béatrice, celle qui rêve de sa saison des pactes alors que Béatrice subit la sienne à son corps défendant. Les disputes entre les deux soeurs sont épiques, mais on sent l'amour entre elles. Si Béatrice ne veut pas d'un mariage, elle ne veut en aucun cas gâcher l'avenir que sa soeur souhaite pour elle-même. Mais pour cela, il faudrait que Béatrice accepte de faire un bon mariage afin de ne pas briser la réputation de la famille. Et cela, bien sûr, il n'en est pas question pour elle!

Le père des deux soeurs a un rôle ambivalent dans l'intrigue. Il est évident que Béatrice l'aime, même cherche son approbation et son amour et qu'il l'aime aussi, mais il ne voit pas le potentiel et les désirs de sa fille à cause de son genre. Il se détourne systématiquement des possibilités que pourraient lui apporter le talent de sa fille, la pousse sans cesse vers une voie qui la terrifie au plus profond d'elle-même, allant à certains moments jusqu'à user de violence, surtout psychologique. Certains éléments de l'intrigue laissent penser qu'il est lui-même en train d'essayer de prouver au monde qu'il est capable de réussite, sans voir que sa fille mène la même quête. La mère de son côté est une figure très en retrait, presque absente du récit. Quand elle apparaît c'est surtout l'aura de sa présence qui ressort: le collier de protection autour de son cou met sa fille mal à l'aise. Les relations mère-fille sont donc peu développées, mais on sent leur importance sous le vernis du malaise.

La trame est assez classique pour une romance: deux personnes se rencontrent et tombent amoureuses l'une de l'autre avec au travers toute une série d'obstacles qui se met au travers de leurs sentiments. Sauf qu'ici, les obstacles sont à la fois traditionnels, comme le fait que Ianthe et Béatrice n'appartiennent pas à la même classe sociale et très moderne, par la volonté d'émancipation de Béatrice. Les deux s'emmêlent et influencent l'histoire d'amour. À cela s'ajoute une intrigue magique qui s'avère intéressante par elle-même. Car le collier de protection s'avère une métaphore efficace du fait que l'on retire aux femmes leur pouvoir et qu'on les enferme dans une sorte de servitude. Même si elles le font par amour, ça n'en reste pas moins une servitude. Sauf que Béatrice, résolument féministe sans connaître ce mot, se bat de toutes ses forces contre cette servitude. Au fil de l'intrigue, les allusions au fait que bien des hommes sont confortables dans cette situation ou au contraire, travaillent à la renforcer sont nombreuses. Une métaphore efficace, je disais.

Un mot sur les esprits. Béatrice est liée pendant presque tout le livre à un esprit minorae, Nadi. Celui-ci, facétieux, enfantin par certains aspects, guidé par ses pulsions et ses envies, est représenté par le pronom ael tout au long du livre, une innovation du traducteur pour représenter le it anglais. Une excellente idée, parce qu'il représente ce qu'est cet esprit: une créature sans corps, non genrée, mais oh combien désireuse de se lier à un corps! La relation entre Nadi qui veut tout, tout de suite et qui est tenté de piqué des crises et Béatrice, qui s'attache à ael malgré tout, évolue grandement durant le livre, au fil des convocations et du temps passé à partager le même corps. Ce qui était pour elle au départ un moyen d'obtenir ce qu'elle veut finir par devenir bien plus que ça.

Dernier point: j'ai adoré ce livre et pourtant, je repousse la publication de cette critique depuis un grand bout de temps. Même si j'essaie, il me semble que je n'arrive pas à rendre l'immensité des thématiques abordées et l'intelligence avec lesquelles elles l'ont été. C'est un livre qui m'a fait réfléchir et rêver bien après que je l'ai terminé. Comme tous mes grands coups de coeur.

lundi 29 janvier 2024

Quand l'auteurice se masturbe avec son univers...

 Salut!

Je sais que le titre de ce billet est un brin provocateur, mais ce billet n'a aucune connotation sexuelle ;)

Il y a quelques années, je lisais un livre de science-fiction et je me suis rendu compte que tout à coup, l'un des personnages se mettait à réfléchir tout haut à des concepts importants reliés à l'intrigue. Et de se demander, presque en passant, si le fait qu'un personnage soit chose x était l'équivalent d'être chose Y dans leur univers ou être chose était très important. J'ai dû me faire une entorse aux yeux tellement je les ai roulés à ce moment-là. Pas que ça n'avait aucun rapport avec l'histoire ni parce que c'était exagéré. Non, c'est juste que l'auteurice était ici plus en train de se parler à elle-même qu'autre chose. Ce point de chose X ou chose Y n'avait strictement aucun rapport avec l'intrigue à ce moment-là. J'avais l'image mentale de cette auteurice en train de se poser cette question à ce moment de son processus d'écriture et de se demander si tel élément de son univers fonctionnait avec tel autre élément et quels seraient les possibilités, si...

J'ai toute de suite eu l'impression que l'auteurice était en train de se masturber avec son univers.

Pas au sens sexuel du terme bien sûr, mais au sens que l'auteurice se faisait plaisir avec cet exercice où, par le biais d'un personnage, elle s'interrogeait sur les concepts qu'elle avait mis en place dans son univers. Bref, j'avais plutôt l'impression d'être en train de prendre sur le vif un intense moment de plaisir intellectuel par une écrivaine qui réfléchissait à l'univers qu'elle avait mis en place plutôt qu'un moment particulièrement bien écrit au bénéfice de la lectrice que j'étais. 

Ça m'a donné l'impression gênante de surprendre un moment qui ne m'était pas du tout destiné...

Soyons clair: pour quelqu'un qui passe des centaines, sinon des milliers d'heures à construire un univers de science-fiction complexe, vif, à imaginer des peuples, des rites, des technologies et qui ensuite met des personnages en action dans celui-ci, qui souvent vont eux-mêmes s'interroger sur leur univers et le remettre en question ou encore en repousser les limites... la tentation doit finir par s'installer à un moment ou à un autre de mettre un peu de ses réflexions personnelles, un peu de son jus de cerveau dans ses écrits. Le hic c'est: est-ce que j'ai besoin de ça comme lectrice?

Et je parle bien de concepts ici. Frodon ne perd pas de temps à se demander pourquoi il est au Troisième Âge de son univers, simplement parce que c'est un concept acquis et compris par lui. Et il ne passe pas plus de temps à s'interroger à savoir ce qui marquerait le début du Quatrième Âge, parce que pardi, si nous sommes au Troisième Âge, c'est qu'il y en a eu un Premier et un Second et donc, qu'un jour, il y en aura forcément un Quatrième et au fond, est-ce que de détruire l'Anneau sera l'événement qui nous fera entrer dans le Quatrième Âge? J'imagine la tête de Sam, penchée sur un chaudron en train de préparer leur souper, une pipe à la bouche, si Frodon tenait un tel discours... Ce n'est pas pertinent à leur histoire, à ce qu'ils vivent. Le pouvoir de l'anneau l'est et donc, si Frodon s'interroge sur celui-ci, c'est tout à fait correct, car le concept du pouvoir qui corrompt forme la trame de l'intrigue et ça, c'est légitime de s'y intéresser.

Bref, faire jouer mentalement avec les concepts de son univers peut être une bonne chose si ça sert à l'intrigue. Ça a sa place dans ce cas! Autrement, auteurice, allez faire ça dans votre chambre, tout seul... Je ne veux pas le savoir...

@+ Mariane