jeudi 13 février 2020

Le consentement de Vanessa Springora

Le consentement  Vanessa Springora  Grasset 207 pages


Résumé:
Âgée de 13 ans, un père absent et une mère surtout préoccupée de mettre du pain sur la table, Vanessa rencontre G.M., un écrivain connu pour ses livres sulfureux racontant ses aventures avec de jeunes adolescents prépubères.  Secouée dans son besoin d'amour par ses lettres enflammées et fascinée comme toutes les adolescents par la sexualité, elle entame avec lui une liaison.  Lentement, malgré sa jeunesse et son manque d'expérience, elle commence à comprendre la vraie nature de l'homme qu'à l'époque, elle est persuadée d'aimer.  Même après la rupture, même après des années, G.M. s'efforce encore d'avoir une emprise sur sa vie, l'emprisonnant comme personnage dans ses livres où il ne donne que sa version des faits.  Alors, elle décide de prendre l'artiste à son propre jeux, de jouer avec ses armes et de faire avec lui ce qu'il a fait avec elle: l'enfermer dans un livre.

Mon avis:
Ce qui étonne dès le départ, c'est la puissance de la voix qui émane du livre: Vanessa Springora est une auteure à part entière, une écrivaine digne de ce nom.  Elle qui fût enfermée dans une cage par la littérature utilise justement la littérature pour se libérer.  Et elle le fait de manière magnifique.  Les mots coulent pour raconter son histoire.  Si la première partie, celle de son enfance, est racontée avec une certaine légèreté, à partir du moment où G.M. arrive, elle se fait froide et chirurgicale, comme si malgré les années, les émotions restaient trop vives pour être complètement abordées de front.  Elle ne retrouve cette proximité avec ses émotions qu'après la rupture.  Mais sur toute la ligne, son récit peut se résumer en un mot: glaçant.

Le récit est divisé en six parties, aux noms qui rendent justice à ce qu'elle raconte: L'enfant, La proie (dont le chapitre commence par une définition du consentement, ça fait lever le poil sur les bras), L'emprise, La déprise, L'empreinte, Écrire.  Alors que l'on pourrait s'attendre à ce que la colère traverse tout le livre, il n'en est rien.  Elle essaie de comprendre, surtout pour elle-même, pas tant d'expliquer, mais de faire entrer dans ses émotions et de montrer comment chaque étape de sa vie a été marqué par cette liaison commencée alors qu'elle était une jeune adolescente.  Comme les ronds laissées par un caillou lancés dans l'eau, les répercussions sur toute sa vie de ce qui est arrivé durant cette année et demie sont énormes et elle a pris beaucoup de temps à les comprendre.  Et il y a la culpabilité, car, comme elle le dit si bien elle-même à un moment: « [...] comment admettre qu'on a été abusé, quand on ne peut nier avoir été consentant?»  Comment accepter l'idée qu'on a été abusée lorsqu'aucune violence n'a été exercée contre vous?  Elle aborde de façon très juste les émotions inhérentes à l'adolescence qui l'ont faite tomber dans les bras de G.M.: le besoin d'amour et de reconnaissance, la curiosité bien naturelle pour la sexualité à cet âge (elle ne cache pas ses désirs et sa fascination pour le sujet) et aussi, le besoin de prouver aux autres adultes dans son entourage qu'elle n'est plus une enfant.  Ajouter à cela un père absent, qui fait que tout homme qui passe et lui accorde de l'attention l'attire comme un aimant, et on voit la recette parfaite se profiler.  Elle n'en fait pas un mystère d'ailleurs.

Et c'est justement ce qui fait la force du livre.  Dans ce récit littéraire, elle raconte de façon détaillée la relation avec G.M., comment elle est née, comment elle a évoluée, mais surtout l'emprise, le prédateur et ses tactiques, ses méthodes.  Sans jamais renié qu'elle y a pris part, qu'elle est montée dans cette chambre, qu'à l'époque, elle le voulait, elle était d'accord, sans toutefois comprendre ce qu'elle acceptait.  Il est rompu à ce genre d'exercice et en connaît toutes les ficelles: Vanessa n'est pas la première jeune fille à tomber entre ses griffes, mais son manque d'expérience la désavantage.  Le fait qu'il use de douceur, du besoin incommensurable d'amour de ces adolescentes et de leur curiosité bien naturelle envers la sexualité ne rend pas ses actes pardonnables. Car il utilise tout ceci pour les faire tomber dans ses filets. L'analyse précise et sans fard, presque chirurgicale, du comportement de G.M. montre une extrême lucidité de la part de l'auteure.  Même toute jeune, elle se rend compte qu'il y a un problème, que ce qu'elle vit n'est pas normal, mais manipulée, et confrontée à un homme autrement plus expérimenté qu'elle, qui manie les mots avec art et les lui retourne en plein visage, elle n'a que peu de moyens de défense.  C'est d'autant plus admirable qu'elle ait réussi à s'en sortir, même avec toutes les séquelles qu'elle a eu.

Elle raconte l'histoire de son propre point de vue, avec ses propres perceptions et elle dénonce le fait que ce que G.M. a raconté a été tordu, retourné dans tous les sens et écrit pour qu'il paraisse bien dans le portrait qu'il trace de lui-même.  L'oeuvre d'un narcissique.  Il se décrit comme un amant exceptionnel, elle raconte ses problèmes érectiles et sa façon mécanique de faire l'amour, peu soucieux du plaisir de sa partenaire.  Il se dit grand initiateur de jeunes vierges, elle raconte qu'incapable d'avoir des relations sexuelles, il lui proposera dès la première fois la sodomie.  Il lui raconte qu'il est devenu fidèle avec elle et raconte ensuite qu'elle a brisé leur grande histoire d'amour, elle le surprend dans un bistrot avec une autre fille plus jeune qu'elle encore (elle a alors 15 ans) et qu'il se vante à la même époque d'avoir quatre maîtresses.  Et surtout, elle dit qu'il lui a avoué avoir lui-même eu affaire à un initiateur alors qu'il avait treize ans, ce qu'il s'est toujours gardé de raconter dans ses propres livres.  S'il y a vengeance dans ce livre, c'est dans cette partie qu'elle est, alors qu'elle le raconte dépouillé de tous les mensonges dont il s'est entouré pour mieux se faire voir.  Pour le reste, aucune haine ou colère n'émane du livre.

L'après-rupture avec G.M. (concentré dans la partie L'empreinte), est moins détaillée que les quatre premières.  Elle passe plus par fragments, mais montre combien, loin de s'arrêter, ce qui s'est passé dans son adolescence la suit toute sa vie.  Comment l'image que G.M. a fait d'elle dans ses livres la suit comme une empreinte, jusque dans ses relations intimes avec d'autres hommes.  Que les lecteurs de G.M. la voit comme une dépravée prête à tout faire avec le premier venu (y compris un de ses professeurs au lycée!).  Elle ne cache pas sa dépression, la longue thérapie avec un psychanalyste et la lente reconstruction auquel elle a dû faire face pour retrouver ce que sa relation avec G.M. lui avait volé.  Et qu'au-delà de l'impact de la relation elle-même, G.M. ne l'a jamais laissé en paix.  Il en a fait un personnage de ses romans, a raconté leur histoire dans ses journaux, avec tellement de détails que ses seules initiales ne garantissaient pas son anonymat.  Il a utilisé ses lettres dans ses livres sans son autorisation et fait même en sorte d'avoir un site internet où il met des photos d'elle adolescente, en brouillant les pistes pour qu'il ne puisse pas être tenu responsable!  Et il continue à lui envoyer des lettres, allant jusqu'à harceler son premier employeur dans le domaine de l'édition pour reprendre contact avec elle.  Elle décrit chaque parution, chaque apparition médiatique de G.M. comme un retour au traumatisme...

Sa décision d'écrire, qui vient après qu'on lui ait remis le Renaudot en 2013, longtemps avant #moiaussi et la tempête de 2017, est donc avant tout un processus de réconciliation avec elle-même, mais elle le fait avec les armes de son bourreau.  Elle raconte que la littérature a traversé toute sa vie, elle rêvait elle-même d'écrire enfant.  Pas étonnant que G.M. lui soit paru si attirant!  Après sa liaison avec lui, elle arrête même de tenir son journal, dégoûtée.  L'entrée dans le monde littéraire, puis le retour à l'écriture sera pour elle-même un acte de réconciliation.  La littérature dans les pages duquel G.M. a enfermé une partie de sa vie...  La littérature qu'elle utilisera à son tour, mais cette fois, contre lui.  C'est donc avant tout la littérature, le pouvoir des mots qui traverse tout le livre, depuis le prologue où elle parle des contes des frères Grimm jusqu'à la fin, où elle décide elle-même de prendre la plume.  Pour raconter sa propre histoire.

Ce livre est important, parce que c'est la parole d'une victime qui jaillit, qu'elle renverse les codes du récit des amours avec une grande différence d'âge et dénonce avec avec talent le revers de la médaille de ce genre d'histoire.  Le cas de G.M. est bien évidement à part parce qu'il a choisi de faire de sa vie sexuelle et de ses conquêtes le coeur de son oeuvre littéraire, mais j'ai l'impression qu'au-delà du brouhaha médiatique, il fera date, parce qu'il pose les bonnes questions: à treize-quatorze, quinze ans, peut-on vraiment consentir?  Est-ce que ce genre de relation est vraiment bonne ou juste?  Quelles sont les impacts sur la vie entière des gens qui les vivent?  Rarement la question avait-elle été abordée de façon littéraire, en allant plus loin qu'un témoignage, déconstruisant au passage tous les mythes que la littérature avait fait naître autour de ce genre de relation.

C'est brillant, c'est enrageant, c'est glaçant, c'est retournant.  C'est à lire.

Ma note: 4.75/5

3 commentaires:

Gen a dit…

Suis-je la seule à espérer qu'elle l'ait noircit un peu (même si la situation était déjà glauque), qu'elle ait peut-être inventé l'initiateur ou exagéré les problèmes érectiles, juste pour lui rendre la monnaie de sa pièce et montrer ce que ça fait que de devenir une fiction?

Prospéryne a dit…

Honnêtement, j'ai pas l'impression Gen. Au contraire, elle a voulu détruire la fiction qu'il avait fait de lui-même, mais en utilisant les armes qu'il a toujours utilisé contre elle. C'est précisément ce qui rend ce récit si puissant. Une vulgaire vengeance lui aurait enlevé de sa force.

Gen a dit…

C'est sûr, c'est pour ça que je dis "un peu".