lundi 6 avril 2020

Séparer la femme de l'oeuvre

Salut!

Colette était bisexuelle, tout comme Virginia Woolf.  Celle-ci a eu en plus, tout au long de sa vie des épisodes dépressifs.  C'est connu et su depuis longtemps.  Jane Austen a écrit ses romans sans pratiquement jamais sortir de son cercle familial, mais elle a dévoré des livres dès son plus jeune âge, tout comme Anne, Emily et Charlotte Brontë, ce qui ne les a pas du tout empêché d'écrire des chefs-d'oeuvres.  Mary Shelley était la fille d'une célèbre féministe anglaise qui est morte à sa naissance et elle avait elle-même perdu un enfant mort en bas-âge avant d'écrire Frankeinstein.  Quand on parle de ces écrivaines, les liens avec leurs biographies personnelles sont tout de suite faits.  Leurs vies ont influencé leurs oeuvres, c'est indéniable, puisque c'est dans leur vécu qu'elles ont puisé pour écrire leurs oeuvres.

Quelque part, c'est même très éclairant sur leur oeuvre: le souci de Jane Austen de décrire les moindres petits événements arrivant dans un cercle restreint où un haussement de sourcil est source de malentendus vient du fait de ce qu'elle a observé autour d'elle, du milieu où elle a vécu.  Pour le reste, elle a usé de son imagination.  Mary Shelley a perdu un bébé et elle s'est acharné à faire revenir la vie dans ce petit corps mort.  N'est-il pas très facile de faire des liens avec Frankeinstein?  Aucun lien avec la créature, mais cette façon de chercher à créer la vie, à la rendre même à une chose morte?

J'ai la très nette impression que lorsqu'il s'agit de femmes, on a aucun problème à confondre la femme et son oeuvre.  L'artiste et la personne.  L'un se nourrit de l'autre et l'autre nourrit l'une.  Les liens sont faits très rapidement et très profondément.  Le fait que bien des femmes à une époque plus moderne n'ait eu aucun problème à pratiquer l'autofiction (Allo Delphine de Vigan, Virginie Despentes et Christine Angot), font que l'on a beaucoup moins de problèmes à lier la vie personnelle et intime d'une femme à son oeuvre et à aller de l'un vers l'autre, sans distinguer où ça commence et où ça s'arrête.

Maintenant, pour ceux qui l'auront compris, je n'ai pas encore abordé l'éléphant dans la pièce: et pourquoi on devrait juger différemment les hommes, séparant en eux «l'homme» de «l'artiste» et faisant de leur oeuvre un cas à part, indépendant de ce qu'ils sont?

Pour ceux qui l'auraient oublié, il y a quelques semaines (ou une éternité si vous préférez), Roman Polanski a remporté le César de la meilleure réalisation lors de la remise 2020 de ces prix, malgré le scandale renouvelé pour un viol commis en 1977, auquel il a plaidé coupable et de plusieurs autres femmes qui l'auraient accusée d'abus sexuels et de viols, accusations qui étaient pour la plupart prescrites (les faits ont eu lieu il y a trop longtemps pour que le réalisateur puisse être poursuivi devant le tribunal).  Ces faits sont connus depuis longtemps, ce qui n'a jamais empêché Roman Polanski de tourner des films.  Or, entre le moment le film est sorti, que les nominations ont été annoncées et ceux où ils ont été remis, plusieurs commentateurs ont répété jusqu'à plus soif qu'il fallait séparer l'oeuvre de l'artiste et voir celle-ci de façon indépendante...

Polanski est un survivant du ghetto de Cracovie dont presque toute sa famille est morte victime de l'Holocauste et sa femme Sharon Tate a été assassinée alors qu'elle était enceinte de huit mois par la secte de Charles Manson, un meurtre particulièrement violent et sordide.  Personne ne remet en cause les effets que ces deux événements ont pu avoir sur sa vie et sur son oeuvre.  De nombreux critiques de cinémas ne se sont d'ailleurs pas gêné pour faire des liens entre les thèmes de son oeuvre et les événements de sa vie personnelle.  Sauf que lorsqu'on arrive au fait qu'il se soit reconnu coupable d'un viol et a reconnu son goût pour les très jeunes filles, non, alors, ça, non, faut pas mêler les choses, après tout  une oeuvre est une oeuvre et une personne une personne, ce sont deux choses différentes.  Vraiment?

Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir ont tous les deux eu des relations sexuelles avec de jeunes femmes mineures avec lesquels ils étaient en relation d'autorité, mais on le reproche bien davantage à elle qu'à lui.  Lire leurs pages Wikipédia respectives est très éclairant à ce sujet, puisque le sujet est largement abordé dans sa page à elle, mais pratiquement absent de sa page à lui.  Faut pas mêler l'oeuvre de Monsieur Sartre avec sa vie sexuelle, c'est deux trucs séparés.  Quand à celle de Madame de Beauvoir...

Il y a là un double standard béant.  Si vous avez fait des conneries alors que vous êtes un homme artiste, les chances que l'on vous pardonne ou du moins, que l'on vous excuse, surtout si vous êtes un artiste brillant, sont plus élevées que si vous êtes une femme artiste.  Combien d'actrice ont perdu des rôles à cause de leur vie sexuelle tout à fait privée, combien d'écrivaines ont été condamnée pour ce qu'elle racontait de leur vie dans leurs livres (voir l'impact du livre de Catherine Millet à ce sujet).  Combien hein?

Séparer l'artiste de l'oeuvre?  Je crois que la question est mal posée: il faudrait plutôt dire séparer l'homme de l'oeuvre et voir dans son cas la création comme quelque chose de complètement séparé de sa vie personnelle.  Les femmes n'ont pas ce privilège.  Leur comportement personnel et leur oeuvre ne font qu'un.  Personnellement, je ne pense pas qu'il faut séparer les deux.  Après tout, savoir qu'un réalisateur a été accusé de harcèlement ou de viol par ses actrices peut tout autant aider à la lecture d'une oeuvre que de savoir qu'il piquait des crises de colère violente sur le plateau de tournage.  Une oeuvre est avant tout et surtout une lecture sur le monde et nier ce que la part moins honorable apporte à cette lecture est stupide.  Tout nous influence en tant qu'artiste, les zones sombres comme les zones plus claires.

Quand à savoir si on doit censurer ou non certaines oeuvres à cause du comportement de leurs créateurs, ça c'est un tout autre débat.

@+ Mariane

4 commentaires:

Anonyme a dit…

Charpenté, percutant et argumenté. Bravo :)

Prospéryne a dit…

Merci! :D

Gen a dit…

La question n'est pas au sujet des artistes, hommes ou femmes, mais de la sexualité ou même seulement des pulsions des hommes vs celle des femmes. La société trouve normale que les hommes aient des pulsions (sexuelles, colériques, violentes) fortes, voire incontrôlées/incontrôlables. Mais les femmes, holà! Ciel! Les femmes sont des petits êtres doux et fragiles qui contrôlent totalement leurs pulsions, voire n'en ont pas! Si elles se démarquent de ce standard, elles sont anormales et méritent d'être vilipendées, à plus forte raison si, en plus, elles construisent des oeuvres artistiques et essaient de gagner de l'argent en se basant là-dessus. Sinon, où va le monde? (PS : La fin de ce commentaire est du sarcasme, au cas où ce serait pas assez clair, misère!)

Prospéryne a dit…

Intéressant à noter, cette notion de pulsion... (cerveau de blogueuse en mode actif)

Mais je crois qu'au-delà de la pulsion, l'action, surtout si elle sort des normes est reprochée aux femmes, mais pas aux hommes. Ça change lentement, mais c'est encore archi-hyper-ultra-présent.