lundi 12 juillet 2021

Ventes postumes

(conversation avec un grand ami libraire)

-Salut!

-Salut!

-Pourrais-tu me sortir la liste de tous les livres de Serge Bouchard s'il te plaît?

(L'ancienne libraire en moi peste encore de ne plus avoir accès à Memento)

-Bien sûr!

(et pendant qu'il pitonne)

-Vous avez dû en vendre pas mal dernièrement.

-Ouin...

Juste au ton de sa voix, j'ai compris qu'il n'en était pas particulièrement heureux.  

-Ça n'a pas l'air de te faire plaisir?

Il a poussé un long, un très très long soupir.

-Ça me fait juste chier que l'on vende autant de livres à chaque fois qu'un auteur meurt.  Les gens pourraient pas les acheter pendant qu'ils sont vivants?

Ouf, ça c'est vrai...

J'ai continué à discuter avec lui pendant quelques minutes, le temps qu'il complète ma recherche.  À vraie dire, je suis plutôt d'accord avec lui: il faut encourager les auteur.e.s quand ils sont vivants, pas quand ils sont morts.  Parce que pour créer, il faut avoir des revenus et quand bon, les morts ont quand même pas mal moins de factures à payer que les vivants.  Alors acheter un livre d'une personne alors qu'elle est en pleine période créative, c'est faire en sorte de contribuer à sa prochaine oeuvre, qui pourra nous émouvoir, nous faire rire, pleurer ou réfléchir.

Quand un.e auteur.e est mort, ben...  Cette personne ne sortira plus jamais de nouveau livre, alors, on ne nourrit pas vraiment une oeuvre créative en action.  On lit toujours un.e auteur.e que l'on aime, mais on sait en lisant chaque livre de son oeuvre que ce qui reste à lire de cette oeuvre diminue...  Ça, c'est pour ceux qui lisent parce qu'ils aiment l'écrivain.e et ses livres.

Il y a toujours un mouvement de moutons qui suit la mort de quelqu'un, quand tout le monde se précipite en librairie pour acheter ses livres.  J'ai l'impression que c'est autant une forme d'hommage qu'une façon d'apprivoiser la mort. On rend hommage en se disant, oh, il est mort, je ne peux rien y faire, rien y changer, je peux plus lui dire à quel point j'ai adoré ce qu'il.elle a fait, le seul geste concret que je peux maintenant faire, l'unique, c'est d'acheter ses livres.  On fait notre deuil aussi en achetant un livre, comme on garde un signet funéraire ou un souvenir d'une personne décédé.  On emporte avec nous à la maison une parcelle de ce que l'on a tant aimé chez elle.  Même longtemps après, on peut regarder un livre dans notre bibliothèque et se dire qu'on l'a acheté au moment du décès de son auteur.e.  Comme un geste concret que l'on peut faire.  Le même phénomène a eu lieu à la mort de rock stars: les ventes d'albums plafonnent.  Ça retombe ensuite évidemment, mais un petit tour chez le libraire, comme chez le disquaire, est souvent le seul geste concret que l'on peut faire.  C'est aussi un geste très facile, même s'il est posthume: on ne peut pas tout le temps se précipiter aux funérailles de quelqu'un qui nous a marqués d'une manière ou d'une autre.

C'est donc un phénomène très humain au fond, qui fait partie du processus de deuil.  On peut pester que de leur vivant, les créateur.rice.s n'aient pas eu droit à ces revenus, que ceux-ci vont aller à leurs proches, qu'ils et elles soient privé.e.s de cette reconnaissance face à leur travail, on peut tout dire ça.

Et on peut aussi comprendre que c'est une façon comme une autre de dire au revoir à une personne dont les mots nous ont portés sur leurs ailes.

@+ Mariane

4 commentaires:

Gen a dit…

Tous les auteurs devraient laisser leurs droits post-mortem à un fond spécial pour jeunes écrivains qui débutent! lol!

Prospéryne a dit…

J'entends quelques héritier.ère.s hurler... (bon, pas au Québec, mais aux États-Unis...)

Jean-François a dit…

Cet ami libraire est donc ben brillant! J'apprécie beaucoup ton approche dans ce billet Prospéryne! :) Une belle réflexion.

Prospéryne a dit…

En effet, cet ami libraire est très brillant et sa conversation est toujours intéressante ;)