lundi 15 avril 2024

Lire du bout des doigts

 Salut!

Ma tante V est morte le 26 mars 2024. Elle avait 89 ans et comme bien des gens de cet âge, elle en perdait des bouts. C'était la soeur aînée de mon père, la plus vieille de la famille et aussi celle que j'ai le mieux connu de tous mes oncles et mes tantes. Elle était religieuse et voyageait presque tout le temps avec nous lors des rencontres de familles quand j'étais jeune. J'ai aussi, au début de la vingtaine, eu l'occasion de mieux la connaître en étant en chambre dans la communauté le temps d'une session. Merci à elles d'avoir donné un coup de pouce à l'étudiante que j'étais!

Il faut savoir un point important: V était atteinte d'une maladie de la cornée qui l'obligeait à porter des fonds de bouteille comme lunettes. Ses verres étaient épais comme un doigt, littéralement. Chose rare pour l'époque (elle est née en 1934), mes grands-parents ont tout fait pour qu'elle soit éduquée le mieux possible. À l'âge de huit ans seulement, elle a quitté le foyer familial pour aller étudier à l'Institut Nazareth à Montréal, l'une des rares, sinon la seule, école pour aveugles et personnes atteintes de déficits visuels à l'époque. 

Nous n'avions dans les faits que très peu de points en commun. Nous étions nées à presque un demi-siècle d'écart, vivions dans des milieux très différents et avions des idées opposées sur bien des sujets, ce qui ne nous a jamais empêchées de bien nous entendre. Toutefois, nous avions un point en commun: toutes les deux, nous étions de grandes lectrices.

Pour V, lire était un défi plus grand que pour moi, bien sûr. Elle était capable de lire le journal, en ayant le nez collé dessus:  parfois, elle en  avait le nez taché d'encre, ce qui nous faisait rire parce qu'elle-même ne le voyait pas. Mais avant tout V lisait le braille.  Je me rappelle que lors des longs trajets en voiture, elle prenait un livre sur ses genoux, fermait les yeux et se mettait à lire. La voir passer le bout de ses doigts sur les lignes les unes après les autres était fascinant. Mon père faisait alors exprès de rouler dans des nids-de-poule et nous avions droit à une magnifique scène de chicane frère/soeur parce qu'il lui avait fait perdre sa ligne des doigts!  Quand on arrivait à destination, le plus souvent chez mon grand-père, elle parlait de ses lectures comme j'aurais parlé des miennes, avec autant d'étoiles dans ses yeux derrière ses lunettes. Nous n'avions pas les mêmes goûts littéraires, certes, mais la littérature était pour nous la même source de joie.

Quand j'ai séjourné dans la communauté durant quelques mois, j'ai pu en apprendre un peu plus sur sa vie. Elle avait travaillé pendant des années à la bibliothèque de l'Institut Nazareth et bien que retraité, elle continuait à être bénévole pour un autre organisme afin de faire l'adaptation en braille de romans. Elle choisissait des romans qui l'intéressaient, cela lui permettait de lire des livres qu'elle aimait. Mais c'était un vrai travail qu'elle faisait consciencieusement. Parce qu'une adaptation en braille ne veut pas dire bêtement recopier un texte. Il faut adapter la pagination, la mise en page, les caractères spéciaux ou en italiques et bon, je ne nomme que que ce que j'ai retenu! Elle faisait ça à temps perdu, elle qui menait une vie active. Je l'avais observé une fois faire une page complète. Elle avait glissé le livre sous un appareil adapté destiné à agrandir les lettres à dix fois leur taille originale et elle retapait le tout. Ensuite, elle repassait ligne par ligne avec un petit appareil installé sur son clavier, qui reproduisait les points du braille et elle se relisait en murmurant les mots lus par ses doigts. C'était fascinant de la voir travailler.

Même avec tous ses problèmes de vision, l'écrit a été au centre de sa vie. Elle a même été pendant un temps la chroniqueuse de sa communauté, pour vous dire! Elle m'a transmis un héritage précieux au travers de sa ténacité et de son travail: les mots sont parfois perçus de manière différente, mais leur impact sur une vie est le même. 

C'est facile d'oublier à quel point nos yeux, sens tellement important, n'est pas essentiel pour lire. Parce que sur les ailes de la littérature, le bout des doigts peut aussi bien faire voyager que les yeux. 

@+ Mariane

4 commentaires:

Bernard Cayer a dit…

Merci, ma chouette, pour ce très beau texte sur ma grande soeur que j'aimais bien moi aussi.

Prospéryne a dit…

De rien Papa!

Gen a dit…

Oh, c'est tellement une belle histoire! J'ai toujours été fascinée par les gens qui lisaient le braille. Et de voir que les mots pouvaient former un pont entre vous deux, c'est touchant. C'est à ça que ça sert l'art. <3

Prospéryne a dit…

@Gen, en effet et c'est magnifique ce que peut faire l'art!